Amazones au cirque: secret de selle
La 3e fourche, nouvelle selle des écuyères et naissance de l'amazone de cirque dans les années 1830
Sur quoi est fondée la soudaine apparition des amazones de cirque à la Restauration ? Retour sur un "détail" technique déterminant: la troisième fourche de la selle des amazones et son rôle dans la définition d'un nouvel éventail de prouesses sur piste, tremplin d'un répertoire artistique et de nouvelles égéries, telles Caroline Loyo, Antoinette Lejears ou Emilie Loisset.
Ce que le cirque à apporter à l'équitation touche aussi l'équitation féminine. En dehors du monde équestre, et même en son sein d'ailleurs, il est une information quasi confidentielle au sens où on ne trouve pas à proprement parler d'ouvrages ou de traités venant assoir ce qui cependant a été une révolution dans l'art et la manière de monter pour les femmes sous la Restauration. En effet, il est très rarement fait mention du fait que Baucher et Pellier ont élaboré une selle avec une troisième fourche pour offrir une plus grande stabilité aux cavalières montant en amazone. Et ce serait vraisemblablement cette selle qui a permis aux écuyères de cirque d'exploiter des ressorts jusque là trop risqués ou impossibles sans l'appui de cette troisième fourche.
La fourche et l'amazone
Mais d'où vient la troisième fourche ? François Baucher (1796-1873) cite la troisième fourche telle une évidence dans son Dictionnaire raisonné d'équitation (2e édition, 1851) lorsqu'il définit l'amazone. Il décrit en ces termes la position de l'écuyère une fois en selle : "le corps est droit, sans force et sans affectation; la jambe droite tombe mollement sur le devant de la selle, et la gauche ne fait que poser sur l'étrier, dont la longueur doit être fixée de façon à ce que la cuisse gauche vienne se placer sous la troisième fourche".
Plus loin, son Dictionnaire comporte bel et bien une entrèe "Fourche" spécifiquement dédiée, justement à "la troisième" alors que les deux fourches supérieures de la selle ne sont même pas évoquées. "Appliquée aux selles de femmes, [la troisième fourche] est encore de mon invention; elle donne à l'amazone une solidité à l'épreuve de tout mouvement brusque ou violent. Elle remplace les genoux du cavalier et donne à la femme une sûreté morale qu'elle n'aurait jamais pu avoir sans le secours de cette troisième fourche qui est aujourd'hui sanctionnée unanimement."
C'est là peut-être qu'il faut comprendre aussi grâce à cette nouvelle position de la jambe gauche de l'écuyère, le rôle des éperons. Car il faut que les cuisses soient bien placées (p.207) pour que jambes et pieds le soient aussi et que la force dans les pieds soient donc bien utilisées pour l'éperon. Or comme Baucher le rappelle dès les premières pages de l'ouvrage, à sa définition des "amazones", il a lui-même encouragé l'usage de l'éperon, "au besoin", chez les écuyères, précisant en note (p.15):
"L'éperon dont les dames ne s'étaient jamais servies avant que j'en aie conseillé l'emploi, est un des moyens qui ont concouru à donner de la célébrité aux amazones qui se sont tant fait applaudir au cirque des Champs-Élysées, telles que mesdemoiselles Caroline Loyo, Pauline Cuzent, Mathilde, Maria d'Embrun, etc., etc., toutes mes élèves."
D'après ces mots et ces descriptions - qui ne figurent pas dans la première édition de 1833, ni à la définition de "amazone" déjà mentionnée, et encore moins à l'entrée "fourche" qui n'apparaît pas non plus- , l'éperon est la clef des figures des amazones de la piste. Or quel pouvait être un juste usage de l'éperon si la jambe n'était pas bien placée ? Autrement dit, sans la troisième fourche qui permettait une posture et une agilité affermies, les écuyères ne pouvaient pas commander leurs pieds avec la même dextérité et influer en conséquence sur les élans de leurs montures. Et c'est là que des textes ultérieurs, sous la plume de Jules-Théordore Pellier, sont intéressants pour mieux comprendre la révolution de la troisième fourche et le rôle de cet ajout à la selle dans l'apparition d'une nouvelle équitation féminine et une nouvelle équitation spectaculaire.
Qui de Pellier ou Baucher est l'inventeur?
C'est en lisant Jules-Théodore Pellier (1830-1904) que l'on est amené à se demander qui de son père, Jules-Charles Pellier (1767-1846), ou de François Baucher est l'inventeur de la 3e fourche. C'est tout d'abord en 1889, dans son ouvrage Le Langage équestre que Jules-Théodore Pellier - fils de Jules-Charles Pellier - raconte l'histoire de la troisième fourche: "En 1832, mon père, M. Jules-Charles Pellier, a imaginé d'ajouter à la selle de dame une troisième fourche, pour retenir la jambe gauche et l'empêcher de remonter dans les mouvements brusques du cheval".
Toutefois en 1897, dans La Selle et le costume de l'amazone, revenant précisément sur le véritable tournant qu'à constitué cette innovation technique pour l'équitation des femmes, Jules-Théodore Pellier rend hommage non seulement à son père mais aussi à la contribution de François Baucher, rappelant que les deux écuyers, ont collaboré à cette création. Bien au-delà de leurs aventures entrepreneuriales et de leurs manèges communs, les deux écuyers ont croisé et confronté leurs méthodes, leurs enseignements, et auraient donc aussi, communément, fait évoluer les techniques. Adapter la selle des écuyères c'est non seulement faire évoluer les artefacts mais récursivement, c'est transformer la posture, les équilibres, les appuis a fortiori les manoeuvres, et les exercices à cheval. En transformant la selle, ils transforment l'équitation de l'écuyère. Et l'écuyère, dorénavant beaucoup plus en mesure de manier sa monture, devient "amazone".
La révolution de la troisième fourche
Quelles étaient les considérations à la source de leur "invention" ? Equitation de manège ? Equitation d'exterieur ? Ou le fait qu'ils enseignanient l'équitation à des femmes telle Caroline Loyo élève de Pellier depuis 1831 qui souhaitaient éventuellement avoir de meilleurs appuis ? Dans quelle mesure cette nouvelle selle a permis d'explorer des exercices impossibles jusqu'alors ? Quelles que soient les réponses, cette nouvelle selle a accompagné le demi-siècle durant lequel les amazones du cirque ont marqué la programmation en imposant progressivement une entrée incontournable, pendant des prouesses de Haute école de l'écuyer, et autorité définitive de l'écuyère en piste à même de postures inégalées par les hommes.
En effet, testée d'abord au manège pour la formation et le travail avec leurs élèves, il n'est pas anodin que ce soit au cirque et plus tard dans les hippodromes, que cette selle ait permis les exercices des amazones pour des prouesses qui ne concernent plus l'équilibre de la voltigeuse mais bien les exercices que l'écuyère impose à sa monture. Avec l'évolution des exercices des amazones de cirque, la femme occupe dorénavant un rôle et une place sur la piste équivalents aux écuyers de "haute équitation", leur ouvrant la voie de la gloire et de la renommée pour une pratique de l'équitation de haut niveau, reconnue, applaudie voire légendaire.
Surtout, avec l'entrée, en 1833, de Caroline Loyo qui fait ses débuts au Cirque d'Été en amazone sur une selle à trois fourches, on voit une nouvelle fois, combien le cirque a servi d'espace de monstration et de démonstration des théories de Pellier et Baucher, mises en application et présentées au-delà de la sphère des experts du manège, auprès du public au sens le plus large du terme, sur la piste. Le cirque du XIXe siècle est l'espace où de nouvelles expressions, de nouveaux accessoires, de nouvelles techniques équestres sont expérimentées, s'entremêlant au divertissement et au spectacle, et conférant à ces établissements une place déterminante dans la diffusion et la transmission des savoirs et des pratiques équestres innovantes.
Selles de dames : Schemas de selles et fourches pour l’assise des cavalières et des écuyères
in Jules-Théodore Pellier, Le Langage Equestre, 1889, p.347.
"Longtemps on s'est servi de selles de dame munies seulement des deux fourches sur le pommeau, une à droite et l'autre à gauche pour accrocher la jambe droite; la jambe gauche n'avait pour point d'appui que le sabot ou l'étrier. Les dames ainsi installées qui sautaient et galopaient sur des chevaux ardents, s'exposaient à des chutes fréquentes, et faisaient décider que l'exercice du cheval était pour les femmes dangereux et malsain".
La troisième fourche
Les deux fourches supérieures de la selle maintiennent la jambe droite. La troisième fourche vient caler le haut de la cuisse gauche. Elle recouvre le haut de la cuisse et peut être orientée pour s’adapter à la taille et la posture de la cavalière. Une foisl’orientation de la fourche choisie, elle peut être bloquée par un cran d’arrêt. Alors que le pied est dans l’étrier, la jambe de la cavalière est maintenue par ce butoir qui permet de tenir l’appui et la posture au galop, en saut d’obstacle ou pour certaines figures.
Extrait de Jules-Théodore Pellier, 1897:
La Selle et le costume de l'amazone
CHAPITRE XIII
SELLE ÉPOQUE LOUIS-PHILIPPE
Nous arrivons à l'innovation de la troisième fourche, époque 1830. C'est la fourche qui se trouve sur le petit quartier de gauche, elle est placée immédiatement sous la seconde fourche (...).
Jusqu'à présent les dames, comme nous l'avons déjà démontré, n'avaient pour se maintenir en selle aucun point d'appui, elles étaient pour ainsi dire posées sur le siège, et la plus petite surprise devait leur faire perdre l'équilibre. La plus habile cavalière n'était jamais à l'abri d'une chute, elle n'était même pas assez solide pour lutter contre des secousses relativement minimes, à plus forte raison quand il s'agissait d'écarts, de bonds, de cabrades ou de ruades. Aujourd'hui, en appliquant le genou gauche sur la selle, en mettant la cuisse en contact serré avec la troisième fourche, en rapprochant le pied droit de la jambe gauche, une personne est accrochée et peut résister longtemps aux mouvements les plus désordonnés de sa monture.
En 1832, j'ai déjà constaté dans un autre ouvrage que c'est mon père qui a imaginé d'ajouter à la selle de dame une troisième fourche, pour retenir la jambe gauche et l'empêcher de remonter dans les mouvements brusques du cheval. Cette troisième fourche a été d'un si grand secours que c'est depuis son invention que l'on a pu voir dans les cirques les femmes montant des chevaux de haute école, supportant les secousses violentes des sauts d'obstacles et les airs relevés des sauteurs dressés.
Pendant longtemps en France, et surtout en Angleterre, on a été hostile à l'emploi de la troisième fourche, sous prétexte qu'elle pouvait être dangereuse en cas de chute. C'était une erreur, les deux fourches placées sur l'arcade sont bien plus saillantes et sujettes à accrocher les jupes que celles que l'on place sur le côté. Ce serait un mauvais calcul de chercher à éviter un accident relativement très rare en supprimant un point d'appui si utile en exposant ainsi les dames à des chutes fréquentes et certaines.
Les Anglaises ont fini par reconnaître l'utilité de la troisième fourche ; aussi elles ne se servent que des selles qui en sont munies.
Son usage est devenu en peu de temps général, comme le prouve un article de M. Léon Gatayes rendant compte de l'Exposition universelle de 1855 .Après avoir parlé des anciens harnachements, M. L. Gatayes ajoute : « Il est vrai que les sages palefrois, les tranquilles haquenées à douces allures d'amble du bon vieux temps, ne bondissaient pas comme les fiers coursiers de nos amazones modernes; mais maintenant celles-ci peuvent résister aux bonds les plus violents, non plus par la souplesse et les flexions des reins, comme cela se pratiquait il y a vingt-cinq ans avec la selle à deux fourches et pour de légères réactions seulement, mais par les points de contact et les pressions sur la troisième qui a été ajoutée depuis. Et il faut remarquer que, même sans l'emploi de la force, sans pression aucune, cette troisième fourche consolide déjà naturellement la tenue, en maintenant avec solidité la jambe gauche, toujours arrêtée dans ses moindres'déplacements.
Inventée en 1832 par un habile écuyer (l'éminent professeur qui dirige et a donné son nom au magnifique et célèbre manège Pellier), la selle à trois fourches est devenue d'un usage général, non seulement en France, en Angleterre, mais dans le monde entier; on n'en voit pas d'autres et il y en a de tous les pays à l'Exposition".
Ayant été pendant plusieurs années, à partir de 1831, associé avec mon père, M. Baucher, oubliant peut-être les travaux faits en commun, a écrit dans son dictionnaire [NDLR 2e édition de 1851] à propos de la troisième fourche : « La troisième fourche appliquée aux selles de femme est encore de mon invention. Elle donne à l'amazone une solidité à l'épreuve de tout mouvement brusque ou violent, elle remplace les genoux du cavalier et donne à la femme une sûreté morale qu'elle n'aurait jamais pu avoir sans le secours de cette troisième fourche qui est aujourd'hui sanctionnée unanimement. » Sans vouloir renouveler une discussion qui date de loin, et dont les deux antagonistes ne sont plus de ce monde, disons que certainement nous devons la découverte de la troisième fourche à l'heureuse collaboration de mon père, un écuyer artiste de premier ordre, et de M. Baucher, un écuyer savant qui a fait époque.
La première écuyère de haute école qu'on ait vue dans les cirques fut Caroline Loyo, élève de M. Jules-Charles Pellier. Elle débuta brillamment au Cirque Olympique du boulevard du Temple, vers 1833, sur un cheval d'origine arabe nommé Mamouth, dressé par son professeur et avec une selle à trois fourches.
in Jules - Théodore Pellier, La selle et le costume de l'amazone : étude historique et pratique de l'équitation des dames, Paris, J. Rothschild, 1897.
Voir aussi Jules-Théodore Pellier, Le Langage équestre, Librairie Charles Delagrave, 1889.